À NOUS LE TRANSSIBÉRIEN
- parispekin1
- 7 juil.
- 5 min de lecture

Journal de Roland DARGELEZ
Jeudi 5 juillet 1985
5 juillet Perm
6 juillet Novossibirsk
7 juillet Krasnojarsk
8 juillet Irkoust
9 juillet Chita, la frontière
Nous entamons, après cinq jours de train, la traversée de la Sibérie, de la steppe et de la taïga verdoyante, avec une motrice à diesel. Nous sommes déjà fatigués. Les nuits sibériennes sont courtes et dans le train aussi. Mais on est bien. Cela n’arrête jamais et c’est passionnant.
On apprivoise l’espace et la vie avec nos nouveaux amis. Le train est devenu une micro société représentative de la jeunesse française. Il y a tout : infirmerie, restaurant, bibliothèque, radio, imprimerie… Et avec nos différences tout se passe bien.
Nous dormons par à-coups, car la durée de la nuit est très courte et l’espace réduit à l’intérieur du wagon, spartiate, même si les compartiments sont plus spacieux que le précédent train. Nous sommes en extase devant les espaces extérieurs, des paysages d’une grande beauté. à tel point qu'André veut tout filmer. Je le contiens dans son enthousiasme. Mais ça, c’est André et c’est ce qui fait son charme. Il faut gérer le stock de pellicule sinon, à ce rythme, nous tomberons en pénurie de pellicules à la frontière chinoise.
Le moment idéal pour admirer ces paysages tranquillement est quand il y a le moins d'activités, quand tout le monde dort. Et se mettre cheveux au vent au lever du soleil, quel pied !... Les paysages défilent, vastes, immenses, des routes souvent boueuses et, de temps en temps, un village, une ville ! Le changement de fuseau horaire ne se sent pas, car nous sommes dans un rythme particulier. Pourtant les paysages changent.
Dans ces conditions de vie, chacun a pu tester sa sociabilité. Certains ont craqué, d’autres se sont révélés. Mais tout se passe plutôt très bien. Des amitiés et des couples se forment. Tout va bien. Chacun avance dans son projet… Le train a complètement changé d’aspect, nouvelle décoration, peintures, tags, fresques.
Dans chaque wagon, il y a deux lavabos pour assurer l’hygiène de 50 personnes, pas de douches. Ce n’est pas évident. Y aura-t-il suffisamment d’eau ? 25 personnes par lavabos à passer quotidiennement pour la toilette !... Et comble du bonheur pour se laver, le robinet est fait de telle manière qu’il est impossible de tenir un débit constant d’eau. Il faut une deuxième personne qui appuie le poussoir situé sous le robinet… Atypique !… Cela crée un peu d’animation en plus de ce qui se passe déjà dans le train. La radio diffuse les infos du train et de la musique. Trois journaux et une radio tiennent perpétuellement les voyageurs au courant de ce qui se passe dans le train.
Il y quatre services de restauration successifs, rendant la tâche des cuisiniers et serveurs bien difficile, un petit coup de main ne fait pas de mal… On y mange très bien et local ! Une serveuse russe d’une cinquantaine d’années voit que je porte sur la poitrine un pin's avec une main rouge "Solidarnosc". Elle est comme une folle et le veut. Pas de problème ! Je lui offre et là, son visage s’illumine. Avec cette main rouge a-t-elle vu un signe communiste ? Mais bon, je ne sais pas si elle l'aurait aussi bien accepté si elle connaissait le combat du syndicat contre le communisme en Pologne. Peut-être que oui ?...
Le personnel russe du train, désappointé dans un premier temps, à l’arrivée de ces jeunes occidentaux décadents, est progressivement enthousiasmé par cette aventure. Car elle est pour nous comme pour eux un moment d’exception. Bien que la communication ne soit pas simple à cause de la barrière de la langue, de grandes complicités se sont faites avec de petites larmes quand il a fallu nous quitter. On parle par gestes, par sourires et rigolades…
L’action est à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur. Nous sommes plusieurs à constater que le vol d’hélicoptères suit le train à plusieurs reprises. Serait-ce nos amis soviétiques paranos qui nous surveillent ? Ici-bas, dans notre train de l’Amitié, on s’en fout…
Nous longeons le lac Baïkal que le train parcourt sur 150 km. Déception ! Le lac est noyé dans un brouillard épais et nous ne voyons même pas les montagnes qui l’entourent. Nous ne verrons pas la perle de la Sibérie orientale, le plus grand lac du monde.
Tant pis ! Écouter de la musique dans l’un des plus mythiques des trains, quel pied ! Des concerts se produisent. Un carnaval est organisé. Malheureusement on ne peut tous rentrer dans le wagon où l’animation principale a lieu. Deux jeunes en salopette créent une grande fresque fantastique. Un délire propose de faire rentrer le maximum de personnes dans un compartiment. 32 personnes !… D’autres préparent encore leurs projets qui auront lieu principalement à Pékin.
Avec André comme gourou du temple de « Yoyofou », nous créons une animation. On attrape un voyageur au hasard, on le bloque au sol et en criant « Yoyofou, yoyofou ??? André montre sa dextérité au yoyo en passant très près du visage du sacrifié. Nous avons fait tous les wagons, pas un n'a été touché ou éborgné . Belle performance André !…
À chaque arrêt du train, le train fait le chargement de marchandises pour la nourriture, l’eau et l’alimentation de la motrice… Il nous est interdit d’avoir un contact avec les autochtones, interdit de photographier ou de filmer. Les Russes sur un quai, nous sur l’autre… La pesante surveillance de la police nous interdit de descendre du train. Tu rêves ?… moi j’ai des plans à faire et c’est aussi le seul moment où l’on peut se dégourdir les jambes. La police est débordée, car d’autres jeunes, descendus du train, traversent les voies pour offrir des cadeaux, serrer les mains, ce qu’ils acceptent sans problèmes. Les autorités locales ne sont pas ravis, alors ils s’en prennent aux personnes avec qui nous avons un contact direct, c'est lamentable !… Ne sommes-nous pas les ambassadeurs de la Jeunesse et de la Paix ?
Le 9 juillet, en fin d’après-midi, nous approchons de la frontière chinoise. Il nous est interdit de rejoindre Pékin par la Mongolie. Il nous faut donc contourner le pays pour rejoindre la frontière sino-soviétique. Nous profitons des derniers paysages russes, avant d’entrer dans le no man land sino-soviétique.
De nombreux militaires, avec des placards de décorations, s’affairent le long de la voie ferrée entre les fils barbelés, les abris. On voit bien ici que les relations soviétiques et chinoises ne sont pas au beau fixe. La sortie douanière à Zabaïkalsk est bien plus facile qu’à Brest. Le pays doit être bien pressé de se débarrasser de nous…
Nous aurons eu la traction électrique, diesel et maintenant vapeur. Une belle locomotrice sous pression nous attend en Chine et en première classe, s’il vous plaît ! Mais avant de continuer notre chemin vers Pékin, il nous faut passer par la douane, chinoise cette fois !…
Crédits : Récit de Roland DARGELEZ, Photographies Christine GUINOT, Hervé LOORA, André LAPEYRADE, Roland DARGELEZ.