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CHRISTOPHE RAPPOPORT, UN DES "GROOMS", NOUS RACONTE...

Dernière mise à jour : il y a 6 jours


Par Christophe RAPPOPORT
Par Christophe RAPPOPORT

J’ai 15 ans en 1985 et je joue de la trompette dans un petit orchestre familial où jouent également ma sœur Dana Rappoport et mon père Jacques Livchine. Celui-ci est metteur en scène et nous parle du projet de train entre Paris Pékin dont il a entendu parler. Nous sommes tout de suite ultra excités par ce voyage et nous décidons de nous lancer dans l’aventure. Il faut réunir une grosse somme d’argent que nous n’avons pas. Alors nous décidons de partir à la chasse aux sponsors : nous tenons un stand de vente de milk-shakes dans une fête locale, nous obtenons des aides financières auprès de la marque d’instruments de musique Selmer, auprès de l’école de musique d’Élancourt (78) où nous apprenons la musique et auprès de la Communauté de Communes de St-Quentin-en-Yvelines… Et rapidement le projet se met en place.


Et nous voici donc partis en Chine en train. C’est incroyable car notre niveau musical est extrêmement bas : nous avons, comme instrumentarium, 4 trompettes et 4 saxophones alto, ce qui n’est pas du tout adapté pour un orchestre (pas d’instruments graves comme tuba, trombone ou même percussions). De plus nous venons tous de commencer la musique et nous n’avons que 4 morceaux à notre répertoire que nous jouons en boucle… La justesse est très approximative et c’est vraiment étonnant que nous ayons été acceptés dans ce train.


Les Grooms au départ de Conflans Sainte Honorine (Photo B.Travert)
Les Grooms au départ de Conflans Sainte Honorine (Photo B.Travert)

Pendant le voyage, nous jouons à chaque arrêt du train. Il faut se mettre en costume à toute vitesse et foncer sur le quai pour faire l’animation. Certains d’entre nous font des échasses, d’autres lancent des feux d’artifice et d’autres encore font du théâtre…


Au départ du train (Photo B.Travert)
Au départ du train (Photo B.Travert)

Cela met une sacrée pagaille dans des pays où ils n’y sont pas du tout habitués (Allemagne de l’Est, Pologne, URSS). Notre niveau musical étant tellement mauvais, il faut compenser par des actions théâtrales : nous jouons allongés par terre, nous récitons des poèmes, une membre du groupe effectue 30 secondes de tendresse pour un spectateur qui termine à moitié déshabillé….


Sur les quais en Russie (Photo B.Travert)
Sur les quais en Russie (Photo B.Travert)

En URSS, sur le quai, un sibérien se prend au jeu et serre notre comédienne dans les bras en la regardant avec des yeux de braises. Il lui implore de rester avec lui en Sibérie, elle hésite à accepter et à tout abandonner derrière elle !!



Câlin dans la gare de Vladivostok, en Sibérie (Photo Pascale Perli)
Câlin dans la gare de Vladivostok, en Sibérie (Photo Pascale Perli)

Progressivement, le bruit court que des troublions sèment le désordre et les quais sont fermés au public pour ne pas que l’on puisse parler de nous. Nous essayons alors de sortir des gares et d’aller jouer sur les parvis pour toucher le vrai public et pas seulement les passagers du train.


À Moscou, nous allons manger avec notre famille (nous sommes d’origine russe) et ils seront interrogés pendant des heures après notre départ.

On nous avait dit, avant le départ, qu’en Russie les gens manquaient de tout et que les jeans Levi’s pouvaient se revendre des sommes astronomiques au marché noir. Alors nous avions emmené quelques pantalons que nous sommes allés vendre à Moscou devant l’hôtel Cosmos. Un bide complet !!! Personne n’en a voulu et au final, nous avons donné les jeans au cuisinier du transibérien.


Audio cover
Les Grooms - MoscouSophie GIRARDCLOS

Captation Sophie GIRARDCLOS


Dans le train également, nous répétons sans cesse et nous créons de petits spectacles dans les compartiments : des comédiens jouent des bouts de la prose du Transibérien de Blaise Cendrars, les musiciens jouent la musique du film « Indian song » de Marguerite Duras (qu’adorent les attachés de presse du projet, Latraverse et Bodo). On s’amuse aussi à faire des happenings où des grooms sont postés devant la porte du compartiment et l’ouvrent soudainement en disant: « Un petit coup d’œil sur les travaux du théâtre de l’Unité et Cie (compagnie de théâtre de mon père)? ». À l’intérieur, on peut voir des comédiennes montrant leurs poitrines dénudées, pendant trois secondes, avant que la porte ne se referme…


Arrivés à Pékin, nous allons visiter le Conservatoire National Supérieur de Musique. Les Chinois veulent nous impressionner et nous organisent un concert avec des musiciens de niveau international. Les lieux sont magnifiques, avec une moquette épaisse et ils sont tous très bien habillés en costumes 3 pièces. Nous sommes pétrifiés de peur car nous savons qu’ils vont nous demander de jouer quelque chose et nous en sommes bien incapables… Alors quand arrive notre tour, notre comédien Philippe Sturbelle présente un tour de magie complètement ridicule et nous jouons notre morceau minable. Pour compenser notre nullité nous nous allongeons par terre sur la moquette en jouant et les Chinois sont stupéfaits… Ils trouvent notre prestation formidable et nous remercient chaleureusement.


Des buffets dantesques sont quotidiennement organisés en notre honneur et nous n’en pouvons plus de manger sans cesse pendant des heures. À chaque fois il faut trinquer en l’honneur de « l’amitié franco-chinoise » et cela devient fatigant. Plus les jours passent et plus les jeunes du train désertent ces repas sans fin car ils veulent aller se promener librement. L’incident diplomatique est proche.

Nous rencontrons un interprète très sympathique lors de notre banquet à l’Assemblée populaire de Pékin (et en présence du Premier Ministre Zhao Ziyang). Il se prénomme Wu Ning. Il adore chanter l’opéra chinois et nous apprenons un de ses airs favoris. Après notre retour en France, il viendra nous rendre visite et nous continuons jusqu’à aujourd’hui à chanter son air d’opéra. Nous perdrons sa trace soudainement car il a été l’instigateur du mouvement de la place Tian An Men en 1989.

Nous sentons tout de même la présence de la dictature : certains membres du train se disent suivis dans les rues et d’autres ont leur chambre fouillée par des policiers en civil en leur absence. Les portes sont tout de même ouvertes pour nous car nous représentons le gouvernement français, avec qui les Chinois veulent collaborer.


Sur la place Tian An Men, le 14 juillet 1985 (Photo B.Travert)
Sur la place Tian An Men, le 14 juillet 1985 (Photo B.Travert)

Nous décidons alors d’aller donner un concert sur la fameuse place Tian An Men. Habituellement il ne se passe rien sur cette place à part des défilés militaires ultra sécurisés.

C’est donc hallucinant de voir ces 8 musiciens français débarquer sur la place. Très rapidement une foule compacte se masse autour de nous et nous compresse. Il fait en plus extrêmement chaud et humide. Nous devons battre en retraite au bout de quelques minutes pour ne pas nous faire écraser.


 Sur la place Tian An Men (Photo B.Travert)
Sur la place Tian An Men (Photo B.Travert)

À la lecture de l’article paru dans le journal "Le Monde", je prends soudainement conscience de l’importance qu’a eu ce voyage sur ma vie. Notre groupe s’est progressivement professionnalisé et existe toujours 40 ans après le train Paris Pékin. Trois passagers sont encore dans le groupe : Christophe Rappoport, Bruno Travert et Antoine Rosset.

Nous avons progressé en musique mais nous continuons à nous allonger par terre… Le groupe « Les grooms » a tourné dans 37 pays sur les 5 continents depuis 1985 et nous partons la semaine prochaine pour une tournée de 3 semaines au Danemark. 11 spectacles ont été créés par la compagnie et sont aujourd’hui présentés dans les plus grands festivals de théâtre et de musique à travers le monde.

Une petite graine avait été plantée dans nos têtes en 1985 puis elle a germé et s’est transformée en arbre.

Je réalise seulement aujourd’hui à quel point un tel projet ne serait plus possible de nos jours et surtout à quel point ce voyage a compté dans mon parcours de vie.


Christophe RAPPOPORT

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